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8 mars 2018 4 08 /03 /mars /2018 11:03

Je suis tombée par hasard sur ce vieux texte perdu dans la mémoire de mon ordinateur, juste aujourd'hui, en cette "journée de la femme". Quand j'ai écrit ce texte, il n'avait pas beaucoup de sens pour moi. Je ne sais même pas vraiment pourquoi je l'ai écrit. Peut-être parce qu'il introduisait bien le sujet de mon recueil de nouvelles "Des liens et des chaînes" qui parlaient de ces liens que les humains tissent entre eux et qui les nourrissent autant qu'ils les détruisent. Ce qui est amusant c'est que j'ai oublié la grande majorité de ces nouvelles alors que plusieurs phrases de ce texte-ci me trottent très souvent dans la tête.

Je ne sais pas s'il aura du sens pour vous. En cette journée de la femme, je crois qu'il parle avant tout de ce poids social de la perfection, ce poids qui conduit de plus en plus de femmes "qui ont réussi" vers l'alcoolisme. Peut-être certaines phrases leur parleront-elles d'elles-mêmes et de leurs propres sentiments. Peut-être parleront-elles aussi à certains pour mieux comprendre...

 

**

*

Nouée

 

Rythme lassant, toujours le même. Reflet d’une vie devenue blême.

 

Il y a un rite sacré chez la famille bien nouée. Maman préside l’opération et met tout le monde au diapason.

« Pour faire un bon nœud de cravate, il faut une épouse délicate. »

C’est ce qu’elle serine à Papa qui, sans elle, ne saurait pas.

Tendre sourire de fierté de cette douce complicité, puis elle se penche sur sa fille pour boucler ses souliers vernis, avant d’en venir au plus grand, qu’elle prend toujours pour un enfant.

Mais son aîné lace ses chaussures, regard appliqué, geste sûr. Tout son petit être lui dit « Pas besoin d’aide, j’ai bien grandi. »

Elle lâche un sourire réflexe, genre jolie Maman sans complexes, de ceux qu’elle est conditionnée à faire, derrière son tablier vert clair.

Dernier coucou depuis le perron à la voiture à l’horizon. Tennis lacées, cravate nouée, chaussures sanglées, ceintures bouclées, tout est en place, bien réglé. Et les ballons sont bien gardés.

Tableau idyllique, peint en surface à l’acrylique, mais elle est nouée à l’intérieur, comme si une main broyait son cœur.

Bien après qu’ils ont disparu, perdus à l’angle de la rue, elle garde ce sourire idiot sur sa figure comme un radeau, quelque chose pour se raccrocher afin de ne pas se noyer. Un rictus, grimace étirée, pour un bonheur préfabriqué.

Son grand se doute, elle en est sûre. Il fixe sur elle ses yeux d’azur, la dévisage jusqu’à l’âme, frôles ses secrets, devine son drame. Dans le masque, il voit les fissures. Fêlures, cassures, comme des murmures, qui deviennent failles quand elle déraille.

Le ballon s’envole

Les enfants rigolent

Dans les cieux il caracole

Tandis qu’ils vont à l’école

Elle éclate d’un rire éteint, seule dans son joli jardin. D’un rire creux qui résonne, comme dans le beffroi le glas sonne, en échos infinis dans l’abîme vide et glacé de sa poitrine.

Sur son tablier, elle s’essuie les mains et décide que tout va bien.

Tout va bien. Les lacets sont faits, la cravate est nouée, la petite famille bien ficelée, le ballon ne va pas s’envoler.

 

En épluchant les pommes de terre, elle repense aux paroles de sa mère, ce seul rythme cadencé sur lequel elle ait pu danser : un beau gazon, une belle maison, un mari avec une belle situation, deux enfants, une fille, un garçon, tout pour être au diapason.

Tout est là et donc tout va.

Pourtant elle regarde le couteau qui détache peu à peu la peau et c’est sa vie qu’elle déshabille comme une catin se démaquille. Elle élimine le superflu. Couche après couche, elle met à nu, jusqu’à atteindre l’essentiel de cette vie en aquarelle. Et à la fin, elle ne trouve rien. Une poussière au creux de sa main.

Qu’est-ce qui cloche avec elle ?

 

Dans la chambre de sa fille, elle range le linge et fait le lit.

Un garçon pour le nom du père, et une fille pour en être fière.

Autre recette préfabriquée de sa mère pour s’assurer d’un bonheur au quotidien qui, telle une ficelle, la retient.

Mais elle n’est fière de rien du tout. Elle aime juste, un point c’est tout. C’est par sa vie qu’elle veut gagner l’estime d’elle-même qu’elle a reniée, pas s’épanouir en se projetant à travers celle de ses enfants.

 

Puis vient l’heure du thé entre amies, porcelaine fine, napperons sortis. « Quelle chance tu as, » disent ses voisines. Pourtant, elle se sent comme une ruine. La lumière dans leur regard, reflet d’un bonheur sans fard, lui rappelle ses propres mensonges, ce marasme dans lequel elle plonge, tous ces sourires goût vitriol pour se cacher qu’elle devient folle. Que lui manque-t-il pour tourner rond ?

Elle voudrait juste être un ballon.

 

Le soir venu, elle dévisage, de l’autre côté du potage, le deuxième tenant du « oui » qui les a liés pour la vie. Elle pense à la trahison de leurs deux cœurs à l’unisson, l’imagine avec sa maîtresse, en train de partager l’ivresse de cette seconde jeunesse

Qu’il lui a volée.

 

Avec qui me trahis-tu ? Pour qui donc est-ce que tu me tues ?

Parce qu’il faut bien qu’il la trompe pour que toutes ses amarres se rompent. Sinon pourquoi serait-elle là, à souffrir malgré tout ce qu’elle a ? Comment accepter ce mal-être si ce n’est lui qui est le traître ? Elle le préférerait infidèle, plutôt que la faute vienne d’elle. Elle qui ne sait plus être deux...

Puisqu’elle ne sait plus être une seule.

 

Il sourit par-dessus la table, époux confiant, mariage stable ; et elle répond, sourire réflexe d’une épouse comblée sans complexes, comme d’autres rendent coups pour coups, elle c’est du théâtre qu’elle joue.

Je suis heureuse, dit son sourire. Comme c’est facile de mentir à ceux qui tissent avec amour le filet qui retient vos jours.

 

Ses nuits aussi sont prisonnières, jamais ses rêves ne la libèrent. À côté de cette moitié, seul morceau d’elle à être entier, elle regarde ce plafond trop blanc pour être vraiment innocent.

Et elle pense au chien.

C’était un matin du mois d’août, il y avait ses tripes sur la route, du sang partout sur le bitume, et dans sa gueule un peu d’écume. Par une voiture renversé, sans un cri il a trépassé.

Sa mère l’a tirée par la main : « Dieu qu’il était idiot ce chien ! Voilà pourquoi il faut une laisse pour attacher ceux que l’on dresse. »

 

 

Rythme étouffant, toujours le même. Reflet d’une vie en requiem.

 

Nouveau jour, nouveaux nœuds d’amour.

Tablier noué, maman classique. Nœud papillon pour repas chic, nœuds de lacet, nœuds de sachet pour garder le petit-déjeuner. Lacets noués, entrailles nouées, oppressées jusqu’à étouffer.

Et du seuil, même sourire-grimace plaqué en travers de sa face.

 

 

Dix journées passent, cent en découlent ou bien est-ce son sang qui s’écoule ? Le creux dans sa poitrine grandit, c’est de néant qu’il se nourrit.

Sa mère au fond de la cuisine, lui chantonne sa vieille comptine :

« Une jolie maison, un joli gazon,

Deux enfants, une fille, un garçon,

Le choix des rois et donc tout va. »

Elle fuit la voix accusatrice qui lui rappelle qu’elle n’est qu’actrice d’une vie qu’elle a trop réussie pour se sentir ainsi rassie.

Sa mère jusqu’à la salle de bains, la poursuit avec ce refrain :

« Une jolie maison, un joli gazon… »

Est-ce qu’elle a perdu la raison ?

 

 

Quatorze juillet, soirée de fête, les nœuds sont faits, elle se sent prête. Chaussures lacées, cravate nouée, son rôle est prêt à être joué.

Dans la foule une tache de couleurs, quelques ballons et un vendeur. Une poignée de pièces, un ballon chacun, fil au poignet noué par ses soins, ils flottent bien comme il convient, juste assez haut mais pas trop loin.

Coup de coupe-ongles sur la ficelle, les deux ballons rejoignent le ciel.

Hurlements de sa cadette, pour un instant le cœur en miettes, et son mari qui ne comprend pas : « Qu’est-ce qui t’a donc pris de faire ça ? »

Seul son aîné fixe sous le masque, le démon qui de fard se pare, de ses grands yeux emplis de doute, ces yeux qui sentent et qui écoutent.

Comment pourrait-elle expliquer qu’un ballon est fait pour voler ?

Ma mère à moi m’a bien trahie. « Je t’ai nouée, m’avait-elle dit. Reste là, ne t’éloigne pas, à jamais tu flotteras pour moi. » Mais c’était un odieux mensonge, un de tous ceux qui me rongent. Car un ballon qui ne vole pas, un beau jour se dégonflera.

Elle n’a pas les mots pour dire ça et exprimer ce qui la noie. Elle n’a que son sourire réflexe de jolie Maman sans complexes, son sourire qui se craquelle et laisse voir les larmes qui perlent.

Sourire falot sur fond de brume, comme un vague reflet sur l’écume.

 

 

Rythme cassant toujours le même. Reflet d’une vie de théorèmes

 

Encore un jour en tablier. Elle cuisine devant la télé.

Derrière l’écran, un petit rat qui veut vivre de ses entrechats. Sa mère ne lui a donc pas appris qu’une étoile n’est qu’une étincelle, une lumière sans rien de réel ?

Elle rit seule devant sa télé de cette petite pas très futée. Elle s’amuse de se revoir, à travers ce trouble miroir, une jeune ballerine pleine d’espoir qui pensait aller vers la gloire.

Elle rentre fièrement à la maison pour annoncer cette passion. Sa mère s’inquiète, son âme s’affole : « Danseuse, c’est une vie qui s’étiole. Tu sais comme mon cœur est fragile, qu’entre vie et mort il oscille, et tu m’infliges tout ce souci pour l’avenir que tu te construis. Qu’ai-je donc fait de travers pour mériter un tel calvaire ? »

Immédiatement elle la rassure, elle fera sa vie dans le dur. Elle a bien appris sa leçon jolie maison, joli gazon. « Une fille un garçon, c’est promis. Tout ce que tu veux Maman chérie, une vie emballée dans l’alu, du moment que tu ne parles plus de ce métronome fatigué qui à chaque coup peut s’arrêter. »

Mais le serment n’est pas tenu, car sa mère n’a pas survécu assez longtemps pour voir le fruit de tout ce qu’elle avait construit. Pour sa mémoire, elle continue, elle se raccroche au fil ténu d’une obéissance absolue à une promesse révolue.

Elle a su écouter sa mère pour ne rien créer d’éphémère. Une jolie maison, un joli gazon, un mari, belle situation, deux enfants, fille et garçon, et un bonheur au diapason.

Pourtant, elle finit au grenier à rouvrir un passé renié. Elle sort le tutu, les ballerines, ses rêves couverts de naphtaline. Ses larmes coulent comme du poison. Dieu, qu’elle aimerait être un ballon !

 

Maman disait…

Maman savait…

Sa mère n’est plus depuis longtemps, mais plus lourd en est le serment. Sa mère, un nœud, une main nouée, toute emmêlée avec la sienne, et son amour comme une chaîne, une laisse d’amour tel un bijou qui s’enroule autour de son cou.

À tel point qu’elle en étouffe.

 

 

Rythme blessant, toujours le même. Les échardes de ceux qui nous aiment.

 

Joli maison, joli gazon.

Un havre sûr ou une prison dure, et l’on épingle sur les murs, les photos d’une vie qui perdurent. Son grand et ses yeux d’azur, pleins de rêves qui jamais ne durent, depuis l’intérieur du cliché, il la regarde ainsi juchée sur sa chaise déséquilibrée.

« Je suis bien désolée, mon grand. Tout ce bonheur, c’est écrasant. »

Mais la photo ne répond pas ou alors elle ne l'entend pas. C'est une autre voix qui l'accuse de ces caprices dont elle abuse :

« Ta vie est tellement merveilleuse. De quel droit es-tu malheureuse ? »

Debout sur sa chaise rempaillée, tout juste prête à basculer, elle peut enfin envisager de révéler la vérité :

« Un joli gazon et quelques napperons, belle situation, une fille un garçon, une jolie maison, une jolie prison, une jolie maison mais à son plafond, Maman se balance au diapason.

Et les tiens, tu y as pensé ? » lui assène la trépassée.

Toujours la culpabilité, jamais elle n’a pu y échapper. Même au seuil de son cercueil, elle ne pourra en faire le deuil.

« Je ne peux plus sourire de rien. Plus faire semblant que tout va bien.

« Je n’en peux plus. »

Sa mère cette fois ne répond pas, sans doute rendue à son trépas. Il n’y a qu’elle et le sombre écho accusateur des photos. Mais elle n’a plus assez de forces, du chêne ne reste que l’écorce.

 

À ce texte, il n'y a pas de fin. J'en ai fait cent, nulle ne convient. L'issue est affaire de chacun, libre de trouver son chemin. Les mots scellés ont pu sortir, de ceux plantés dans les sourires. À travers les chairs qu'elles déchirent ces lames-larmes peuvent-elles sortir ? Qu'elles s'enfoncent vers l'intérieur jusqu'à anéantir le cœur ou qu'elles s'arrachent de leur prison, qu'elles s'envolent vers l'horizon, cela ne peut se faire sans douleur comme on arracherait une tumeur. Le mensonge est si protecteur, on s'y loverait jusqu'au malheur mais la vérité écartée finit toujours par éclater. Comme...

Un ballon qu'on a enfermé, un ballon qui ne peut plus voler, qu'on écrase jusqu'à l'étouffer, finit toujours par éclater.

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  • isa
  • Isa, jeune auteur qui parle beaucoup avec les doigts (avatar ©Luis Royo)
  • Isa, jeune auteur qui parle beaucoup avec les doigts (avatar ©Luis Royo)

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